Compte tenu de la montée des préoccupations concernant la santé mentale au travail, souvent liée à des situations de harcèlement, les employeurs se voient contraints d’agir rapidement lorsqu’un salarié se plaint de souffrance au travail. L’enquête interne n’est plus une option mais une obligation pour les employeurs. Découvrons les enjeux de cette démarche désormais incontournable pour les entreprises.
Les employeurs sont de plus en plus confrontés à des situations les obligeant à procéder, avant toute décision, à une enquête interne : accident grave, déclenchement du droit d’alerte, risques professionnels, audit comptable… Les dénonciations de souffrance au travail, notamment en raison d’une situation de harcèlement moral ou sexuel, constituent les cas les plus fréquents des recours aux enquêtes internes.
Diligenter une enquête interne : un passage obligé pour les employeurs
L’ouverture d’une enquête n’est pas obligatoire d’un point de vue purement légal, sauf si elle est demandée par le Comité Social et Economique (CSE) dans le cadre de son droit d’alerte (articles L. 2312-5 et L. 2312-59 du Code du travail).
Le Code du travail impose toutefois à l’employeur de prendre les mesures nécessaires pour protéger la santé physique et mentale des travailleurs (article L. 4121-1 du Code du travail). Il résulte de cette obligation que l’employeur doit réagir immédiatement dès qu’il est informé de la plainte d’un salarié relative à des faits de harcèlement ou de souffrance au travail qu’il prétend subir.
Quel que soit l’auteur (la victime, un témoin, un représentant du personnel, un avocat…) et la forme qu’il prend (courrier, mail, entretien…), tout signalement doit être traité.
Dès lors, l’employeur qui s’abstient d’effectuer les enquêtes et les investigations lui permettant d’acquérir une connaissance exacte de la réalité, de la nature et de l’étendue des faits dénoncés pour être à même, le cas échéant, de mettre en œuvre les mesures appropriées, manque à l’obligation légale de sécurité qui lui incombe.
Par ailleurs, les Partenaires sociaux, dans l’Accord National Interprofessionnel (ANI) du 26 mars 2010 sur le harcèlement et la violence au travail, étendu par arrêté du 23 juillet 2010, ont ainsi imposé aux entreprises de traiter sans retard les plaintes en matière de harcèlement et de souffrance au travail, ce qui implique notamment le déclenchement immédiat d’une enquête.
L’ANI a d’ailleurs un champ d’application extrêmement large puisqu’il incrimine toutes les formes de harcèlement et de violence au travail y compris les « cas mineurs de manque de respect ». L’obligation qu’a l’employeur d’enquêter sur les faits de souffrance au travail parvenus à sa connaissance ne se limite donc pas au seul harcèlement moral stricto sensu.
L’engagement de la responsabilité de l’employeur qui ne justifie pas avoir mené une enquête
En conséquence, l’employeur ne peut ignorer une dénonciation d’une situation de souffrance au travail et/ou de harcèlement, il doit au contraire impérativement réagir en diligentant une enquête. Il appartient, en effet, à l’employeur de ne pas laisser la situation dégénérer, et d’y mettre un terme, de punir le cas échéant les coupables. A défaut, sa responsabilité peut être engagée.
Ainsi, selon la Cour de cassation et les juridictions du fond, la passivité de l’employeur dans l’organisation de l’enquête, voire l’ineffectivité de celle-ci, constitue un manquement à son obligation de sécurité (Cass. Soc. 27 novembre 2019, n°18-10.551 ; Cour d’appel de Versailles du 25 janvier 2023, n°21/02185 ; Cour d’appel de Paris du 26 janvier 2023, n°21/00163 ; Cour d’appel de Nîmes du 7 février 2023, n°20/02500 ; Cour d’appel de Dijon du 20 juillet 2023, n°22/00005 ; Cour d’appel de Bordeaux du 20 juillet 2023, n°21/05093). Il en est de même lorsque si l’employeur diligente une enquête tardivement (Cour d’appel de Paris du 25 janvier 2023, n°21/08374).
À l’inverse, les juges concluent à l’absence de manquement à l’obligation de sécurité dès lors que l’employeur déclenche immédiatement une enquête (Cour d’appel de Bourges du 26 mai 2023, n°22/00930).
Quelles sont les objectifs d’une enquête interne ?
L’enquête interne a pour objet de vérifier les allégations qui lui sont rapportées et d’avoir la connaissance exacte de la réalité, de la nature et de l’ampleur des faits dénoncés. (Cass. Soc. 29 juin 2011, n°09-70.902 ; Cass. Soc. 27 novembre 2019, n°18-10.551).
Elle permet également à l’employeur d’identifier les mesures appropriées à prendre notamment à l’égard de l’auteur présumé d’un harcèlement.
Il s’agit également pour l’employeur de recueillir des éléments de preuve et de pouvoir opposer le résultat des investigations menées dans le cadre de l’enquête interne aux rapports rédigés par des tiers (Inspection du travail, CSE, CPAM…) ou à un éventuel développement pénal du litige.
Quelles sont les modalités d’organisation et de déroulement d’une enquête interne réussie ?
En dehors du droit d’alerte exercé par le CSE et des éventuelles obligations résultant d’accords collectifs, le Code du travail n’organise pas la conduite de l’enquête.
Le processus est cependant de plus en plus structuré et comprend les étapes suivantes :
- Accuser réception du signalement auprès de son auteur et l’informer du traitement de la situation
- Procéder à un premier échange avec l’auteur du signalement
- Collecter les informations nécessaires
- Identifier les personnes à auditionner (auteur du signalement, témoins, supérieurs hiérarchiques, personne objet du signalement)
- Rédiger les questionnaires
- Auditionner les personnes impliquées. Il convient alors de s’assurer que les faits rapportés sont les plus précis possible afin de ne pas se contenter de propos vagues. Par ailleurs, les confrontations entre la personne mise en cause et le salarié à l’origine du signalement sont à proscrire. Elles peuvent être difficiles à vivre et ne permettent pas de confronter de manière utile les points de vue
- Etablissement des comptes-rendus d’audition. La pratique montre le rôle déterminant des comptes-rendus d’auditions, contresignés par le salarié, afin qu’il atteste de la véracité de ses propos
- Rédiger un rapport d’enquête
Par ailleurs, la jurisprudence offre des éclairages sur la manière dont l’enquête doit être conduite :
- Une enquête interne menée par le Directeur des Ressources Humaines sans y associer les représentants du personnel est valable (Cass. Soc. 1er juin 2022, n°20-22.058 ; Cour d’appel de Paris du 12 janvier 2023, n°20/07954 ; Cour d’appel de Paris du 1er juin 2023, n°19/11634 ; Cour d’appel de Paris du 5 juillet 2023, n°21/02141). La présence d’un représentant du personnel dans la commission d’enquête permet toutefois de renforcer l’objectivité des investigations qui sont menées (Cour d’appel de Paris du 18 janvier 2023, n°21/05041).
- Dans un souci d’apaisement et d’objectivité, la conduite d’une enquête interne peut être confiée à des prestataires extérieurs, notamment avocats en droit social ou cabinets spécialisés en risques psychosociaux (Cass. Soc. 17 mars 2021, n°18-25.597 ; Cour d’appel d’Amiens du 2 février 2023, n°22/00044).
- Par ailleurs, une enquête interne menée sans information préalable du salarié présumé auteur du harcèlement n’est pas un mode de preuve clandestin et à ce titre déloyal (Cass. Soc. 17 mars 2021, n°18-25.597). Il est pour autant en pratique indispensable de respecter le principe du contradictoire et de permettre au salarié mis en cause de s’expliquer dans le cadre de l’enquête sur les faits qui lui sont reprochés.
- Une enquête interne peut également être prise en compte même si la totalité des collaborateurs potentiellement victimes du salarié mis en cause n’a pas été entendue (Cass. Soc. 29 juin 2022, n°21-11.437).
- L’anonymat est enfin à proscrire dans la mesure où la jurisprudence impose l’identification des personnes auditionnées dans le cadre d’une enquête interne : « le juge ne peut fonder sa décision uniquement ou de manière déterminante sur des témoignages anonymes » (Cass. Soc. 4 juillet 2018, n°17-18.211 ; Cour d’appel de Douai du 27 janvier 2023, n°20/01886).
Les suites de l’enquête
À l’issue de l’enquête, le rapport est communiqué à l’employeur afin qu’il prenne les mesures qui s’imposent en application de son pouvoir de direction. En effet, si à la lecture du rapport la situation dénoncée s’avère imputable au comportement d’un salarié, la décision prise par l’employeur peut aller, selon la gravité des faits, de la prise de mesures correctives pour remédier à la situation, comme une formation sur le harcèlement, jusqu’à des sanctions disciplinaires (avertissement, mutation, licenciement…) à l’encontre de l’auteur du comportement inacceptable.
Enfin, l’employeur n’est pas tenu de transmettre ce rapport au salarié considéré comme auteur des faits. Le rapport sera, le cas échéant, discuté seulement devant les juridictions sans qu’il puisse être reproché à l’employeur une violation du principe du contradictoire. (Cass. Soc. 18 février 2014, n°12-17.557 ; Cour d’appel de Lyon du 18 janvier 2023, n°20/00952).
En résumé, l’enquête interne est un outil indispensable pour s’assurer du respect de l’obligation mise à la charge de l’employeur en matière de santé et de sécurité au travail. Il s’agit de mettre en lumière et de traiter des abus dans l’entreprise auxquels il doit être mis fin, et ce faisant, de garantir le bien-être des salariés et la réputation de l’entreprise.
Par Benoît Cazin, avocat associé au cabinet Spring Legal en droit social
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Article publié par GPO Magazine – Septembre 2023